«
Ah ! que ce que je vis, le sacré, soit mon dire !
Car
celle qui est plus vieille que le Temps, celle-là même
Qui
domine les dieux de l’Orient et ceux du Soir,
La
Nature ! aujourd’hui dans un fracas d’armes s’est éveillée,
Et
du haut de l’Éther au tréfonds de l’abîme, selon
L’impérissable
loi, comme jadis du Chaos sacré jaillie,
L’inspiration
se sent vierge refleurir
Créatrice
de toutes choses. »
Comme
au jour de repos
Friedrich
Hölderlin
|
« Mes frères, je vous conjure, restez
fidèles à la terre et ne croyez
Aucun de ceux qui discourent sur des
choses d’outre terre. Ce sont des
Empoisonneurs ! »
Nietzsche.
« L’oiseau cherche à se dégager de l’œuf.
L’œuf est le monde.
Celui qui veut naître doit détruire un
monde.
L’oiseau prend son vol vers (le) dieu.
Ce dieu est Abraxas »
Hermann Hesse
|
Monte Verita
[1]
: La prospective du
Retournement Natal ? |
"L'utopie est le rêve de l'Occident, de Faust qui, ayant oublié le
sens de l'aventure humaine, évoquait en tremblant l'image de son désir et
souhaitait en même temps pouvoir la conjurer. Comme les rêves, les utopies
suivent des lignes thématiques peu variables : - description d'une cité jugée
parfaite où se trouvent investis du pouvoir ceux qui en sont jugés dignes, en
rupture avec l'ordre social ancien ; - critique de l'ordre social ancien, cette
critique pouvant être implicite ou, au contraire, revêtir le caractère de la
satire. Dans l'antiquité Platon ou Lucien de Samosate
ont illustré ces deux formes de l'utopie. Par la suite Thomas More, Campanella,
Fénelon, Fourier ou Cabet reprendront le plan de la République, alors que
Cyrano de Bergerac, Swift, Aldous Huxley ou Xavier de Langlais retrouveront
souvent le style et les images de Lucien de Samosate" Jean Servier, Histoire de
l'Utopie, Folio – Essais.
Mais
les expériences collectives qui s'effectuèrent autour de Monte Verita peuvent-elles êtres
considérés sous l'angle de l'utopie ?
Au
tout début du 20ième siècle autour de 1909, Gustav Mahler (1860-1911) compose «
Le Chant de la Terre » qui appelle à l'Adieu (Abschied)
au « Monde » (Zivilisationswelt - décrit dans sa
6ième symphonie ?) pour laisser émerger (Ereignen)
l’essence de la « Terre » (Naturwelt) et y mesurer la
finitude constituante de la « Présence » (Dasein).
Cette
musique nous invite à comprendre, et à aller au-delà, de ce qui s’annonçait sur
« Monte Verita », la Montagne-Vérité : un questionnement sur ce que devenait
l’homme dans une société où, arraisonné par la technique, il n’était plus en
contact avec le « cosmos », avec ses semblables, mais plus rien que le
Travailleur (cette « figure », ce « type » qu’analysera plus tard Ernst Jünger
(1895 – 1998) dans son célèbre ouvrage « Der Arbeiter
», 1932).
Mais…
Le documentaire d’Henry Colomer (distribué en 1996, diffusé sur ARTE) est
à
l’écoute d’aucune musique (il va même jusqu’à utiliser une bande son décalée,
voire déplacée etc.) Il a beau avoir
choisi des figures distinctes et exceptionnelles :
1)
Gusto Gräser : 16 Février 1879 – 27 Octobre 1958,
poète et traducteur du Tao Te King.
2)
Otto Gross, psychanalyste « révolutionnaire » 1877 –
1920.
3)
Rudolf von Laban: 1879 - 1958 danseur chorégraphe qui
travailla un temps avec Goebbels pour servir, par la suite, l’industrie
britannique et en recevoir honneurs et décorations. Que fera d’autre, un Buckminster Fuller (ne pas
confondre avec Loïs Fuller) mathématicien, architecte américain, avec sa synergetics, que collaborer ?
4)
Erich Mühsam : 6 Avril 1878 – 10 juillet 1934,
poète, anarchiste.
5)
Hermann Hesse : 1877 - 1962 auteur d'une influence
considérable à travers ces œuvres telle son Demian ou le Loup des Steppes etc.
Pour rendre compte du seul « mouvement de la
réforme de la vie », Lebensreform Bewegung il ne s’interroge même pas sur les origines de
ce mouvement :
Résurgence
du rousseauisme ou manifestation collective, de Thoreau, l’ermite de
Walden
?
Quelque
chose d’autre qui déjà s’était exprimé à travers le « romantisme allemand » sur
lequel nous aimons à nous tromper ?
Le
pas de Goethe à Steiner ?
La
pensée poétique de Hölderlin et le retournement natal ?
De Novalis et sa mystique nocturne et minéralogique ?
Etait-ce
vraiment aussi daté (avec toutes les raisons économiques et sociales à l’appui)
ou bien quelque chose d’« inactuel » dans le sens d’«
intempestif » ou même plus encore constituant de la "réalité humaine"
en jeux, sa « Sorge » ?
On
peut retrouver cette iconographie dans le livre "Children
of the Sun" A pictorial Anthology
from Germany to California
1883 - 1949 édité par Gordon Kennedy, Navaria Press
Le
film demeure un montage qui se donne pour but de réduire et prévenir toutes
tentatives de critiques de la dogmatique industrielle (pour fin de fermer tout accès sur cette
Technique « dont l’essence n’a rien de technique » mais appartient au nihilisme
européen etc.) critiques jugées non seulement « réactionnaires » mais encore
vouées à pactiser avec le nazisme, qui ainsi érigé en spectre dérobait aux
regards la montée, en et par lui, de l’Amérique.
L’Amérique
est la réalisation d’un nazisme (débarrassé de ses scories mythologiques, en
fait, pseudos mythologiques car : « là où le mythe est cherché c’est
l’événement qui est désiré. Mais ce que le nazisme, peut-être, nous apprend,
c’est qu’on ne fabrique pas l’événement. Les sociétés à mythe n’avaient jamais
fabriqué, calculé ni construit leur fondation : l’immémorial était une
propriété intrinsèque des mythes. On ne fabrique pas l’immémorial : il est
aussi bien à venir » P. Lacoue-Labarthe et J.L Nancy).
L’effacement
d’une Europe Culturelle au profit d’une Europe de l’amalgame strictement
économique participe de cette réalisation effective.
Ici
Amérique est le nom d’une « Liberté » totalitaire, d’une statue : « Ce n’est
pas d’abord l’ « américain » qui nous menace, nous autres, ceux d’aujourd’hui :
c’est l’essence inéprouvée de la technique qui menaçait déjà nos pères et les
choses de leur entourage (…) Aussi bien Rilke écrit-il déjà plus tôt, de Duino, le 1er mars 1912 : « le monde se rétrécit ; car, de
leur côté aussi, les choses font de même, en cela qu’elles déplacent de plus en
plus leur existence dans la vibration de l’argent » Pourquoi des poètes ? dans
Chemins qui mènent nulle part de
Heidegger.
Le
nazisme (compris comme face plus visible des totalitarismes, ces fleurons du
20ième
siècle, notre avenir !) est instauration promotrice de ce que nous voyons se
réaliser sous nos yeux extasiés (oui, extasiés, car même nos écologistes y
participent avec ferveur de leurs revendications techniciennes) : évolutions technologiques / involution
humaine ! Quant il s’agit d’un « ... humanisme qui
définit l’homme au sein de la totalité de l’étant, et comme cet étant qui est
essentiellement un vivant. Or si l’homme est un étant vivant, alors la
conséquence est claire : l’unique principe auquel doit obéir l’action humaine
est la manipulation de la vie en vue de son intensification et de son
amélioration, et la différence entre un Mengele et les actuels manipulateurs de
la biotechnique n’est plus celle, relative, entre une technique ouvertement
monstrueuse, déclarant que la vie de certains humains est indéfiniment
manipulable au service d’autres humains comme race supérieure, et une technique
qui croit pouvoir éliminer en elle le risque du monstrueux par des
considérations morales dont l’origine reste incertaine » Bernard Sichère.
Cette
détermination de l’Anthropos à partir du vivant (de la « zoé ») qu’effectue le
nazisme n’est donc pas un retour à la « Nature », ni aux dieux païens, ni le «
devenir enfin des Grecs » souhaité par Nietzsche (si seulement ça l’avait été –
et c’est justement là où se sont fourvoyés des penseurs au début d’Hitlérisme…).
Les
« dieux du stade » et du « Triomphe de la volonté » (sans renier la qualité
esthétique, même dangereuse, des films de Leni
Riefenstahl ses "dieux" ne sont
pas
grecs, car ils ne sont pas « tragiques ».
Ils n’ont pas de Destin puisqu’ils ne peuvent
se référer qu’à l’homme pour mesurer leurs stricts exploits. Le comble du
nihilisme est atteint lorsque « l’homme est l’être le plus haut pour l’homme
et que se fonde et se justifie enfin que l’être en tant qu’être ne soit plus
rien (nihil) pour l’homme ». Heidegger Q. IV p 332.
C’est
très rigoureusement de domination par la technique qu’il s’agit et de
l’érection du travailleur-soldat comme modèle donc d’une conception mécaniste
du monde.
Nous
sommes très loin des olympiens !
Pour
empêcher que la « montagne de la vérité » ne dévoile historialement l’intensité
de l’enjeux, il l’emprisonne dans les données historiques expéditives, se
risquant à la fin du film à un comparatisme extrêmement simpliste.
Il
refuse le questionnement plus essentiel en direction de « physis », d’« Alethéia », de « la place de l’homme dans un univers
devenu un pur hasard, un « cosmos » né d’un « chaos » déterminé » etc.
Ainsi
pour mieux confondre l’historial (vécu) avec l’historique (banque de données)
le documentaire joue amplement avec les images de guerre vues, revues et
ressassées dans tous ces mercredis de l’histoire (et autres émissions réfutant
le « vécu » par le témoignage et le témoignage par l’archivage etc.). Ils
commémorent de fait ce nazisme, ces totalitarismes, au lieu de penser en
direction de l’essentiel. Il joue avec le faux contraste entre les images de «
paix » - des images saint sulpiciennes ! – et la guerre, pour rendre dérisoire
ce que « cache » les images de « paix » c’est-à-dire cache l’AUTRE COMBAT –
celui des Droits Poétiques - qui répond au Combat premier, au Polemos
Héraclitéen du plus profond de l’Etre.
Car
ce que Monte Verita pouvait désigner ce n’était pas uniquement ce dangereux
pacifisme, bien que ce terme ait été employé au temps de Monte Verita (par
Hesse, Romain Rolland etc. dans un sens qui n’était certes pas, aussi sordide
qu’aujourd’hui lorsque l’on se pose contre la guerre pour défendre chacun son
monothéisme) pas plus que ce ne fut la revendication principale de ce que
furent les « hippies » …
Il
nous faudra alors retenir du documentaire ce qu’il esquive, omet… Monte Verita,
le nom même : il s’agit d’une montagne : Berg, en Allemand, rentre dans la
composition de nombreux mots « bergen », « verbergen » etc. …
Qu’est-ce
qu’une montagne, du point de vue du symbole, ou de l’imaginal ?
Qu’est
ce que la Vérité ? Ce n’est pas seulement ce qui s’oppose au « mensonge
»,
comme le vrai au faux qui est en cause lorsqu’il s’agit d’une montagne de la
vérité ; une image alchimique très connue représente une montagne dans laquelle
s’ouvre une caverne où sont retirés les 7 Sages (7 planètes). L’empereur
Frédéric Barberousse est selon une légende retenue dans une montagne attendant
le jour de son nouveau règne. C’est sur une montagne que le prophète reçoit la
révélation. Le sage taoïste se retire dans les montagnes…
Et
justement, Gusto Gräser, va traduire en son existence même le Tao Te King (ô
combien ridiculisé dans le documentaire en contraste avec Erich Mühsam, plutôt anarchisant, mais sérieuse victime du
nazisme…). Ce que le documentaire esquive bien sûr avec brio, c’est le sens du
retour à l’origine, à la « nature » - avant le « temps ». Retour rendu
nécessaire sur fond de l’Entgötterung (de l’éloignement des dieux) et du «
déracinement » qui y répond. Là encore nous touchons à l’intouchable, car nous
entendons « racine » non pas avec l’Arbre que nous sommes, malgré nous (selon
la belle formule de J.P Hebel) mais le « Blut
und Boden » du National Socialisme (qui n’est
qu’un retournement monstrueux et démonstratif, de ce qu’il faut attendre d’un «
peuple élu » dans les entrailles de la mère) qui nous a finalement « ensorcelés
». La "Heimatlosigkeit" ne peut se
comprendre que si nous nous souvenons de ce que Novalis dit de la Philosophie «
une pulsion qui nous conduit à nous en retourner vers la demeure », que nous
comprenons encore l’aliénation qui est Entfremdung
: rendre étranger… ce, sans aussitôt sauter à pieds joints et nous défendre
d’une culpabilité mal placée en « nous perdant à l’étranger » etc. Il y a
encore une Mission Hespérienne, même si elle est désespérée, puisqu'exigeant de
nous ce Retour (à l’origine) qui apparaîtra nécessairement comme le « mal »
face à ce qui nous force d’avancer à tout prix !
Dans
tous les monothéismes, la « nature » qui est un nom de l’origine est le « mal
», le dragon, le serpent. Mais « Nature » - mot provenant du Latin - est aussi
un mot oublieux. Il oublie l’être qui était dit dans le mot Grec « Physis » en
rapport avec « alethéia », en rapport avec « logos » les Mots originaires de la
Pensée. Mais penser ne peut faire « mouvement ». Les mouvements pour la réforme
de la vie « devaient » échouer. Ils s’échouaient dans la vie comme vie qui n'a
pas de sens. Ils échouaient comme échoue tout ce qui veut rendre accessible par
une technique ce qui ne peut l’être : le « lieu » de l’être (topologie de
l'Etre)
Utopie
signifie cela même : un échec qui refuse de se reconnaître dans l’échec
nécessaire à tout être vraiment humain ; d’être seulement une Présence de
l’Idée.
Ce
que Platon rend ainsi au plan de sa « politique » :
«
Un modèle de cet Polis existe dans le ciel pour tout homme qui veut le voir,
et, l’ayant vu, régler d’après lui sa vie intérieure. Mais que cette Polis
existe quelque part ou doive y exister un jour est chose sans importance : car
c’est le seul à la politique duquel cet homme ne puisse jamais s’identifier
» Platon Rép. 592b
C’est
ce que démontre l’opéra de Alberic Magnard, Guercoeur composé dans les mêmes
années que le Chant de la Terre, qui est un hymne à la République impossible
dans l’actualité : l’échec de Guercoeur le rend au Plan de l’Etre
etc.
Aucun
État ne peut-être une Polis, un Pôle.
L’homme
est sans Abri… et l’Asile recherché est en lui s’il médite en regard avec la
Grande Ourse… Il peut voir alors le séjour, un paysage neuf (qu'il faut
chiffrer 9 et entendre avec Abraxas = 360, le cercle solaire, le zodiaque etc.
- j'entends ici des frémissements citoyens... )
C’est
l’ « ethos anthropos daïmon » : A l’homme, son Séjour (est accordé) par son
Daïmon. Héraclite rappelé par James Hillman dans le Code de l’âme. C’est avec
son Daïmon que Hermann Hesse, à travers toute son œuvre, essaye d’entrer en
dialogue, configurant un « monde de sens » contrastant à un environnement d’outils.C’est ce dialogue avec le
« daïmon », la « Conversation avec l’Ange Gardien »
que Aleister Crowley considère l’essentiel de l’œuvre magique (Crowley est
évoqué rapidement avec l’O.T.O devenu autour de Monte Verita, une « conspiration
» des Illuminatis – encore une obsession de
journaliste, une première page de magazine).
C’est
là, seul, dans la « disponibilité » à ce « Daïmon » que peut croître ce qui
sauve, très précisément ce que le documentaire de Monsieur Colomer, nous invite
à fuire, barre de son conseil expresse de croire
uniquement au Progrès de la Science qui est la Science, au
TRIOMPHE
DE
LA RAISON !
(Aparté) « Au fait chers amis, quelle
différence d’avec le Triomphe de la volonté ? Ce ne serait donc plus du « cinéma
», ce spectacle, cette société-ci ? Et la France demeurée dans les bouges de l’Aufklärung (Les Lumières !!!) positiviste et cartésienne ne
peut que fuir son ombre et être aveuglée, apeurée, devant les éblouissantes
Ténèbres du cristal bleu…
FIAT
NOX
©
Alain R. Giry Première publication sur le web 2003.