6. NOÈSE & POÈME

Le Site proprement dit.
C'est un Voyage au bout de la Nuit qui commence par une certaine appréhension de l'Entgötterung chez Hölderlin dans la "violence" propre aux années de Guerre mais qui exige justement le recours à Rilke pour éclaircir les "faiblesses" de Nietzsche (?) et surtout à Trakl avant de revenir à Hölderlin comme pour y résorber l'essentiel de M.H.
Il n'aurait rien fait que l'essentiel : revenir là où quelque chose d'essentiel pouvait commencer et qui est l'Ereignis - sans confusion théologique, sans que l'Etre, enfin barré se confonde une fois de trop avec dieu le concept de mort le couteau épistémologique.
Le premier poème, celui qui donne la véritable définition de l'homme (op-posée à la pseudo-définition de l'homme comme animal rationnel) : il s'agit du choeur d'Antigone dont M.H donne une traduction très proche de celle de Hölderlin dans EiM.
Sprache
Wann werden Wörter 
wieder Wort ? 
Wann weilt der Wind weisender Wende ? 
Wenn die Worte, ferne Spende, 
sagen - nicht bedeuten durch bezeichnen - 
wenn sie zeigend tragen 
an den Ort uralter Eignis, 
-Sterbliche eignend dem Brauch - 
wohin Gelaut der Stille ruft, 
wo Früh-Gedachtes der Be-Stimmung 
sich fügsam klar entgegenstuft. 

Martin Heidegger (1972)

Langue
Quand les mots se feront-ils 
de nouveau parole ? 
Quand le vent sera-t-illevé d'un tournant dans le signe ? Lorsque les paroles, lointaine largesse, 
diront - 
    sans qualifier pour donner sens - 
lorsque montrant elles mèneront au lieu d'immémoriale convenance, -rendant les mortels à l'Usage convenant - 
là où le choeur du silence appelle, 
où le matin de la pensée, vers l'unisson, 
en docile clarté se hausse.

traduction Roger Munier 

Temps 
Quelle ampleur ? 
Ce n'est que lorsqu'elle cesse de battre, l'horloge, 
le va et vient du pendule, 
que tu entends: elle va, elle allait 
et ne va plus. 
Déjà tard dans le jour, l'horloge, 
rien que pâle sillage vers le temps ; 
lui, à l'orée de la finitude, 
c'est à partir d'elle qu'il s'en vient.

Chemins 
Chemins, 
chemins de la pensée; ils vont d'eux-mêmes, 
ils s'échappent. Quand donc amorcent-ils à nouveau le dégageant la vue sur quoi ?                         [tournant, 
Chemins allant d'eux-mêmes, 
jadis ouverts, soudain refermés, 
plus tard. Montrant de l'antérieur, 
jamais atteint, voué au non-dit - 
relâchant les pas 
à partir de l'accord d'un fiable destin. 
Et à nouveau presse 
une ombre incertaine 
dans la lumière qui tarde.

Signes 
Plus ils sont importuns, les planificateurs, 
plus la vie commune perd la mesure. 

Plus rares ceux qui pensent, 
plus solitaires les poètes. 

Plus oppressés ceux qui entendent, 
pressentant le lointain 
de la salve des signes. 

Site 
A ceux qui pensent le Même 
dans la richesse de son être-même, 
dure est la longueur des chemins 
qui vont au toujours plus uni, au simple - 
dans l'inaccessible, 
il renonce à se dire, son site. 

Cézanne 
Il donne à penser, le repos de la figure, tranquille 
dans l'ouvert, du vieux jardinier Vallier, 
lui qui cultivait l'inapparent tout au long 
du chemin des Lauves. 

Dans l'oeuvre tardive du peintre, la différence 
de ce qui vient dans la présence et de la présence 
                                                         [ elle-même

s'unifie en simplicité, elle est « réalisée » et 
simultanément remise à elle-même, 
transfigurée en identité d'énigme. 

Un sentier s'ouvre-t-il ici, qui mènerait à une commune présence du poème et de la pensée ? 

Prélude 
Laisse le dire d'une pensée, s'il s'expose 
au Jeu lui-même, en paix dans le calme 
de sa rigueur. 

Ainsi quelques-uns, maintenus dans l'épreuve 
du feu, sauront-ils -rarement alors - oser pour 
des chants possibles aux seuls poètes 
un pauvre prélude, si longuement 
inentendu. 

Ils diffèrent, chants et pensées, jaillissant 
d'un unique rameau : 
      rendre grâce des signes soudains 
      que dans l'obscur la source destine. 

Reconnaissance 
Rendre grâce: se laisser dire que tout a place dans 
l'éclair qui en use, le remettant à soi. 
Quelle ampleur, le chemin avant ce site, depuis lequel 
la pensée, selon le rythme, peut lever pensée contre elle-même, afin de sauver ainsi 
la réserve de sa pauvreté. 

Mais le pauvre, c'est sereinement qu'il sauve son peu. 
De ce peu, ce qui, sans parole, lègue sa puissance, 
il le garde grand en mémoire : 
      Dire l'Alêtheia comme: la clairière : 
      Déclore permis de s'échapper. 

Traduit par Jean Beaufret et François Fédier


Il peut être lu (ou bien chanté version Karl Orff) devant un défilé de peinture de Cézanne, comme Hölderlin retrouve la Grèce à Bordeaux, Heidegger la retrouve plus proche que dans son voyage des années 60 dans les paysages de Cézanne et encore chez René Char en Provence.
La caméra pourra se rendre à la Sorgue ...
Et l'oeil découvre des objets artisanaux ; la Main de la pensée, la Lettre Artisanale ...(tu te souviens cette expression tu la trouvais en essayant l'impossible réconciliation d'une idéologie, Marx (usage / échange) et SZ, une pensée dans l'acharnement de la Sorbonne occupée par les étudiants refusant ce joyeux statuts, et cette Sorbonne toujours et désormais occupée par les sinistres entrepreneurs...)

1. La meule encore Cézanne.

cezanne

3. Et Agrigente de C.D Friedrich.

temple

2. Et les souliers de Van Gogh.

soulier



4. Mais quelle musique ? La musique ignorée rejetée avec Wagner par M.H... , ou pour entendre toujours et encore un Mozart, un Beethoven ? Non ? alors Zimmermann. Et une voix qui lit les poèmes de M.H à René Char…

Et pour finir dans une stridence qui est celle noire du final de Die Soldaten, enfin ce dernier espoir

 

La troisième des figures inintelligibles "Blason" au pied de la grande vache noire - pour toujours, encore, toujours LASCAUX ! 


Car on ne peut pas croire que soudain à ce que la Moire puisse supposer après SZ comme si le retournement en ZS devait nous condamner à retrouver l'infamie du dieu unique à ce que M.H nous raconte de la mort comme "n'étant pas la fin du possible, mais Das Höchste Ge-Birg où réside le secret du dévoilement qui nous appelle. C'est là où nous demeurons, ... sartrien - la mystique est contorsion, défense contre l'évidence, la certitude où achoppe ma (re)lecture de S. ...

 

René CHAR : 
le poème, la pensée. 

L’organisation de cette méditation poétique repose sur la « disposition », la lecture musicale de Pierre Boulez (Le Marteau sans maître). Les citations des poèmes et textes sont données à partir de l’édition des œuvres dans la Bibliothèque de la Pléiade. Une division en 9 parties :

1. Avant l’artisanat furieux : situer René Char entre des dates qui signifieraient toujours si peu (surtout lorsque l’on ne croit plus à l’inscription d’un destin dans les Constellations)… Cet instant, une existence, compris entre ces dates muettes 14 juin 1907 (aux « Névons »), 19 février 1988, 13h 45 (au Val de Grâce, à Paris).
Situer Char « à côté » du surréalisme et près d’un Paysage « la Fontaine de Vaucluse », (qui n’évoquera pas gratuitement, ici accotés, les Canzoniere de Pétrarque, le Maquis de la Résistance). Char, en aucun cas,  réductible au surréalisme, une méthode (un autre discours de la méthode) mais avec ses alliés substantiels dans la recherche de la base et du sommet – de l’existence…

2. Commentaire 1 de « Bourreaux de solitude » : Char inimitable, préhensible à côté du surréalisme mais dans la proximité de ces alliés radicaux, proche de Héraclite ( lire in Œuvres pp. 720-21), de l’homme héraclitéen (dans le sens donné par Ludwig Binswanger), de Hölderlin… La rencontre avec Heidegger n’est alors pas fortuite et à elle seule, disculpe, sans controverse possible, ce dernier des accusations de « nazisme »… Lire dans les Œuvres pp. 734-735 « Réponses interrogatives à une question de Martin Heidegger » et l’étude de Jean Beaufret « l’entretien sous le marronnier » pp. 1137-43.

3. L’artisanat furieux :
Le roulotte rouge au bord du clou
Et cadavre dans le panier
Et chevaux de labours dans le fer à cheval
Je rêve la tête sur la pointe de mon couteau le Pérou.

Œuvres, p. 26. accotement au surréalisme, la structure musicale de Boulez donne une autre piste qui n’est pas nécessairement calcul sans imagination. Bien au contraire.

4. Commentaire 2 de « Bourreaux de solitude » 
Lecture de CONFRONTS pp. 38-39 :
 « Dans le juste milieu de la roche et du sable de l’eau et du feu des cris et du silence universels.
Parfait comme l’or
Le spectacle de ciment de la Beauté clouée
Chantage.
( …)
Mais voici le progrès… (…)
Au chevet de la violence dilapidé
Dans l’animation de l’amour
Lorsqu’elle passera devant le soleil
peut-être le dernier simple incarnera la lumière.

5. Bel édifice et les pressentiments (version première)
J’entends marcher dans mes jambes
La mer morte vagues par-dessus tête

Enfant la jetée-promenade sauvage
Homme l’illusion imitée

Des yeux purs dans les bois
Cherchent en pleurant la tête habitable.

6. Bourreaux de solitude
Le pas s’est éloigné le marcheur s’est tu
Sur le cadran de l’Imitation
Le Balancier lance sa charge de granite réflexe.

7. Après l’artisanat furieux :
«Nous sommes, à ce jour plu, près du sinistre que le tocsin lui-même, c'est pourquoi il est temps de nous composer une santé du malheur. Dût-elle avoir l'apparence de l'arrogance du miracle. » (p. 748)
+ « qu’est-ce qui agonise au plus secret de la vie et des choses, malgré l'espoir matériel grandi et l'aiguillon du verbe humain ?"» (p. 749). 

8. Commentaire 3 de « Bourreaux de solitude »
Le souhait, le constat : "Le philosophe... (...) grâce à lui soudain un dieu non dignitaire se trouve dans les tissus de l'homme comme un minerai dans l'air. (...) 
Le poète fonde sa parole à partir de quelque embrun, d'un refus vivifiant ou d'un état omnidirectionnel aussitôt digité. (...) 
Le physicien devra prendre scrupule qu'il est le bras droit du souverain très temporaire, obtus et probablement criminel. Ce qu'il modifie ou transpose ce sont des lois graduées, tenues au secret dans la chair tractive des hommes. Canon d'extérieur retourné, il tire sur cible d'âme. (...) 
Lequel des trois aménagera l'espace conquis et les terrasses dévastées ? 
Œuvres, p. 745
+ pp. 578-79 : "Les utopies sanglantes du 20ième siècle" ; "L'hémophilie politique de gens qui se pensent émancipés. Combien sont épris de l'humanité et non de l'homme ! Pour élever la première ils abaissent le second. L'égalité compose avec l'agresseur. C'est sa malédiction. Et notre figure s'en accommode. (...) 
"N'incitez pas les mots à faire politique de masse. Le fond de cet océan dérisoire est pavé des cristaux de notre sang. 
Depuis l'opération des totalitarismes nous ne sommes plus liés à notre moi personnel mais à un moi collectif assassin, assassiné. Le profit de la mort condamne à vivre sans imaginaire, hors de l'espace tactile, dans des mélanges avilissants." 

9. Bel édifice et les pressentiments - double :
René Char... un chemin, plus qu'une oeuvre... 
Pourquoi ce chemin plutôt que cet autre ? Où mène-t-il pour nous solliciter si fort ? Quels arbres et quels amis sont vivants derrière l'horizon de ces pierres, dans le lointain miracle de la chaleur ? Nous sommes venus jusqu'ici car là où nous étions ce n'était plus possible. On nous tourmentait et on allait nous asservir. Le monde, de nos jours, est hostile aux Transparents. (...)" 
Oeuvres p.803 (le texte cité date de 1949). 

En guise d’excuse nous pourrions citer le poème de Jean Sénac , « Pardon à René Char » (Œuvres poétiques de J. Sénac, p. 677).

"Par la beauté l'homme sensible est conduit à la forme et à la pensée; par la beauté l'homme spirituel est ramené à la matière et rendu au monde des sens"
Schiller, dix-huitième lettre sur l'éducation esthétique de l'homme. 


"Produire (travailler à selon les lois de l'utilité, mais que cet utile ne serve à travers tous qu'à la personne de la poésie. (Valable pour, un, un encore, un ensuite, un tout seul... 
Ah ! s'efforcer ici de n'être pas nouveau - fameux - mais de retoucher au même fer s'assurer de son regain guérisseur.) L'appétit de quelques esprits a complètement détraqué l'estomac des hommes. Pourquoi cette perte de noblesse entre la révélation et la communication ? Comment l'éviter ?" René Char (O. p. 752)  

Je reprends avec René Char dont la présence est encore plus prégnante aujourd'hui où « Nous sommes plus près du sinistre que le tocsin lui-même » - comme il l'écrit en 1952 et comme il prévient (en 1959) les riverains de la Sorgue, combien « L’homme de l’espace dont c’est le jour natal sera un milliard de fois moins lumineux (…) que l’homme granité, reclus et recouché de Lascaux » …

Il y a, ici, Char présent par ces citations, mais il y a, la musique de Gustav Mahler dont j’aurai aimé donner à entendre ici le rondo burlesque de sa neuvième symphonie… son chaos organisé, ses grincements , la montée d’un thème « consolateur » qui apparaît un instant pour être presque aussitôt réabsorber … Effondrement, déconstruction… Dérisoire.. On pourrait lire ce que Berg dit de cette symphonie, puis écouter son concerto pour violon dit « à la mémoire d’un ange », ses dernières mesures comme …

Vor uns bleibt
                            Allerdings

                                                  Nur
                                                                     das Nichts...

Un Brin de Rien… Ce, dire adieu au monde pour laisser émerger la Terre ("Monde / Terre" une opposition... un thème mahlerien ..). 

Je reprends avec Char et je relie à Hölderlin ; "là où est le Péril, croît / aussi ce qui sauve" quand cependant et définitivement nous nous rendons à l’évidence : « L’action seule ne changera pas le monde, parce que l’être sous l’aspect d’efficacité et d’activité rend tout étant aveugle en face de ce qui a lieu » (Martin Heidegger).

Nous ne pensons pas l’essence de l’agir et pour l’homme d’aujourd’hui penser c’est ne pas agir, c’est être inutile (non productif) – une inutilité impensable !

C’est pourtant là que ce situerait la Beauté ; dans l’impensable. Impensable pour l’homme – si c’est un homme – qui se reconnaît par et pour la science comme n’étant RIEN QUE … rien qu’un mammifère à peine supérieur (dont atteste la multiplication, sur nos tristes écrans, des documentaires animaliers !). 

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