Le Chemin de Campagne (in
Question III)
Il quitte à sa porte le Jardin du Château et court vers
les terres humides d'Ehnried. Par-dessus le mur, les vieux tilleuls du
Jardin I~ regardent s'éloigner, soit qu'aux environs de Pâques il
allonge son trait clair entre les champs déjà verts et les prairies
renaissantes ou qu'à Noël il disparaisse derrière la première colline
parmi les tourbillons de neige. A partir de la croix, il tourne vers la
forêt. A sa lisière il salue en passant un grand chêne, sous lequel est
un banc tout juste équarri.
Parfois reposait sur le banc tel ou tel des écrits des grands penseurs,
qu'une jeune gaucherie essayait de déchiffrer. Quand les énigmes se
pressaient et qu'aucune issue ne s'offrait, le chemin de campagne était
d'un bon secours. Car, sans rien dire, il conduit nos pas sur sa voie
sinueuse à travers l'étendue de ce pays parcimonieux.
C'est toujours à nouveau que la pensée, aux prises avec les mêmes
écrits ou avec ses propres problèmes, revient vers la voie que le (10)
chemin trace à travers la plaine. Il demeure, sous les pas, aussi près
de celui qui pense que du paysan qui s 'en va faucher aux premières
heures du matin.
Plus souvent avec les années le chêne au bord du chemin ramène nos
pensées vers les jeux de l'enfance et les premiers choix. Quand parfois,
au coeur de" la forêt, un chêne tombait sous la cognée, mon père
aussitôt partait, traversant futaies et clairières ensoleillées, à la
" recherche du stère de bois accordé à son atelier. C'est là,
dans son atelier, qu'il travaillait, attentif et réfléchi, dans les
intervalles de son service à l'horloge de la"tour et aux cloches
qui, l'une comme les autres, ont leur relation propre au temps et à la
temporalité.
Cependant, dans l'écorce du chêne, les gamins découpaient leurs bateaux
qui, munis d'un banc de rameur et d'un gouvernail, flottaient sur la
rivière Mettenbach ou dans le bassin de l'école. Dans ces jeux, les
grandes traversées arrivaient encore facilement à leur terme et
retrouvaient la rive. La part de rêve qu'elles contenaient demeurait
prise dans le vernis brillant, encore à peine discernable, qui recouvrait
toutes choses. L'espace qui leur était ouvert n'allait pas plus loin que
les yeux et la main d'une mère. Tout se passait comme "si sa
sollicitude discrète veillait sur tous les êtres. Ces traversées pour
rire ne savaient rien alors des expéditions au cours desquelles tous les
rivages restent en arrière. Cependant la dureté et la senteur du bois de
chêne commençaient (11) à parler, d'une voix moins sourde, de la
lenteur et de la constance avec lesquelles l'arbre croît. Le chêne
lui-même disait qu'une telle croissance est seule à pouvoir fonder ce
qui dure et porte des fruits; que croître signifie: s'ouvrir à
l'immensité du ciel; mais aussi pousser des racines dans l'obscurité de
la terre; que tout ce qui est vrai et authentique 'n'arrive à maturité
que si l'homme est disponible à l'appel du ciel le plus haut, mais
del1leure en même temps sous la. protection de la terre qui porte et
produit.
Cela, le chêne le dit toujours au chemin de campagne, qui passe devant
lui s'Or de sa direction. Le chemin rassemble ce qui a son être autour de
lui; et, à chacun de ceux qui le suivent, il donne ce qui lui revient.
Les mêmes champs, les mêmes pentes couvertes de prairies font escorte au
chemin de campagne en toute saison, proches' de lui d'une" proximité
toujours autre. Que la chaîne des Alpes au-dessus des forêts s'efface
dans le crépuscule du. soir, que, là où le chemin se hisse sur une
colline, l'alouette au matin s'élance dans le ciel d'été, que le vent
d'est souffle en tempête de la région du village maternel, que le
bûcheron, à la tombée de la nuit, traîne son fagot vers l'âtre, que
le char de la moisson rentre à la ferme en vacillant dans les ornières
du chemin, que les enfants cueillent les premières primevères au bord
des prés, que tout le long du jour le brouillard promène sur la vallée
sa sombre masse, toujours et de tous côtés c'est (12) le Même qui nous
parle autour du chemin .
Le Simple garde le secret de toute permanence et de toute grandeur. 11
arrive chez les hommes sans préparation, bien qu'il lui faille beaucoup
de temps pour croître et mourir. Les dons qu'il dispense, il les cache
dans l'inapparence de ce qui est toujours le Même. Les choses à demeure
autour du chemin, dans leur ampleur et leur plénitude, donnent le monde.
Comme le dit le vieux maître Eckhart, auprès de qui nous apprenons à
lire et à vivre, c'est seulement dans ce que leur langage ne dit pas que
Dieu est vraiment Dieu.
Mais le chemin ne nous parle qu'aussi longtemps que des hommes, nés dans
l'air qui l'environne, "ont pouvoir de l'entendre. Ils sont les
servants de leur origine, mais non les esclaves de l'artifice. C'est en
vain que l'homme par ses plans s'efforce d'imposer un ordre à la terre,
s'il n'est pas ordonné lui-même à l'appel du chemin. Le danger menace,
que les hommes d ' aujourd'hui n'aient plus ,d'oreille pour lui. Seul leur
parvient encore le vacarme des machines, qu'ils ne sont pas loin de
prendre pour la voix même de Dieu. Ainsi l'homme. se disperse et n 'a
plus de chemin. A qui se disperse le Simple paraît monotone. La monotonie
rebute. Les rebutés autour d'eux ne voient plus qu'uniformité. Le Simple
s'est évanoui. Sa puissance silencieuse est épuisée. Le nombre de ceux
qui connaissent encore le Simple comme un bien qu'ils ont acquis (13)
diminue sans doute rapidement. Mais partout ces peu nombreux sont ceux qui
resteront. Grâce à la puissance tranquille du chemin de campagne, ils
pourront un jour survivre aux forces gigantesques de l'énergie atomique,
dont le calcul et la subtilité de 1 'homme se sont emparés pour en faire
les entraves de son oeuvre propre.
La parole du chemin éveille un sens, qui aime l'espace libre et qui, à
l'endroit favorable, s'élève d'un bond au-dessus de l'affliction
elle-même pour atteindre à une sérénité dernière. Celle-ci s '
oppose au désordre qui ne connaît que le travail, à l'affairement qui,
recherché pour lui-même, ne produit que le vide. Dans l'air, variable
avec les saisons, du chemin de campagne prospère une gaieté qui sait et
dont la mine parait souvent morose. Ce gai savoir est un sagesse
malicieuse 1. Nul ne l'obtient qui ne l'ait déjà. Ceux qui l'ont le
tiennent du chemin de campagne. Sur sa voie la tempête d'hiver et le jour
de la moisson se (14) croisent, la turbulence vivifiante du printemps et
le déclin paisible de l'automne se rencontrent, 1'humeur joueuse de la
jeunesse et la sagesse de l'âge échangent des regards. Mais tout devient
serein dans une harmonie unique, dont le chemin dans son silence: emporte
çà et là l'écho. La sérénité qui sait est une porte donnant sur
l'éternité. Ses battants tournent sur des gonds, qu'un habile artisan a
forgés un jour en partant des énigmes de l'existence. Des basses
prairies d'Ehnried, le chemin revient au Jardin du Château. Franchissant
une dernière colline, son étroit ruban traverse une dépression plate,
puis arrive aux rem- parts. Il luit faiblement à la clarté des étoiles.
Derrière le Château se dresse la tour de l'église Saint-Martin. Avec
lenteur, presque avec hésitation, les onze coups de l'heure s'égrènent
et s'effacent dans la nuit. La vieille cloche, aux cordes de laquelle les
garçons ont eu leurs mains rudement chauffées, tremble sous les coups du
marteau, dont nul n'oublie la silhouette amusante et sombre. Avec le
dernier coup le silence s'approfondit encore. Il s'étend jusqu'à ceux
qui ont été sacrifiés prématurément dans deux guerres mondiales. Le
Simple est devenu encore plus simple. Ce qui est toujours le Même
dépayse et libère. L'appel du chemin de campagne est maintenant tout à
fait distinct. Est-ce l'âme qui parle ? est-ce le monde ? est-ce Dieu ?
Tout dit le renoncement qui conduit vers (15) le Même. Le renoncement ne
prend pas, mais il donne. Il donne la force inépuisable du Simple; Par
l'appel; en une lointaine Origine, une terre natale nous est rendue.
retour haut page
Note. Littéralement: " Ce gai savoir
est das Kuinzige." Ce terme dialectal, propre à la Souabe du Sud
(où se trouve Messkirch, ville natale de Heidegger), correspond
étymologiquement à keinnfitzig," "bon à rien ", "
propre à rien ", dont le sens est passé à celui d'espiègle, de
malicieux , et finalement désigne aujourd 'hui un état de sérénité
libre et joyeux, aimant à se dissimuler, marqué par une ironie
affectueuse et par une touche de mélancolie : mélancolie souriante,
sagesse qui ne se livre qu'à mots couverts. (Renseignements fournis par
l'auteur.) (N.d.T.)
|
Le Mystère
du Clocher
(traduction de Henri Mongis)
Au petit matin de Noël, vers trois heures et demi, les jeunes sonneurs
arrivaient à la maison du sacristain. Notre mère y avait mis pour eux la
table, avec du café au lait et des gâteaux. C'était auprès de l'arbre
de Noël, dont l'odeur de sapin et de bougie ne cessait de se répandre,
depuis la veillée, dans la pièce chaude. Des semaines à l'avance, pour
ne pas dire l'année durant, les jeunes sonneurs se faisaient une fête de
cette heure à la maison du sacristain. Où son charme pouvait-il bien se
cacher ? Sûrement pas dans ce qui « régalait » ces enfants si tôt
venus de la nuit d'hiver dans la pièce. Bon nombre d'entre eux auraient
pu s'attendre à mieux chez eux. Mais c'était l'étrangeté de la
demeure, du moment exceptionnel, l'attente de la sonnerie et du jour de
fête lui-même. Déjà à la maison du Sacristain les enfants
commençaient à s'exciter lorsque, une fois rassasiés, ils allumaient
les lanternes dans le couloir .Elles étaient éclairées avec les restes
des cierges de l'autel que le sacristain, à cette intention, rassemblait
dans un coffre à la sacristie. C'est là que nous autres, les enfants,
allions chercher les « cierges » pour notre autel où, gravement, nous
jouions à « dire la messe » . Quand les lanternes étaient prêtes, les
enfants, à la suite du grand- sonneur, marchaient à pas lourds dans la
neige puis disparaissaient dans la tour. Les cloches, surtout les grandes,
étaient sonnées dans le clocher même. Indicible- alors était l'émoi
quand les plus grandes cloches entraient n'était « lâché », grâce à
un tour .de main particulier, que lorsque la cloche avait déjà pris sa
pleine volée. C'est ainsi que cela se passait de manière à ce que
chaque cloche, l'une après l'autre, puisse battre son plein. Seule une
oreille exercée pouvait donc pleinement apprécier si l'on sonnait chaque
fois « juste ». Quant à l'arrêt de la sonnerie, il se produisait d'une
façon identique, quoique inverse. Les battants étaient « soufflés »
lorsqu'à toute volée se balançaient les grandes cloches et malheur si
un sonneur, pour ce faire, manquait d'adresse et laissait « rouler » la
cloche. Dès qu'expiraient les quatre coups de l'heure du matin de Noël,
la plus petite cloche entrait en branle -« la Trois », avec laquelle il
fallait sonner tous les après-midis trois heures. La chose incombait aux
enfants du sacristain, ce qui interrompait toujours leurs jeux de
l'après-midi dans le part du Château ou sur le petit « pont du Marché
» devant la Mairie. Mais souvent aussi, surtout l'été, les enfants
poursuivaient leurs jeux dans le clocher ou dans les combles supérieurs
de la tour, près des cadrans de l'horloge, là où nichaient les choucas
et les martinets. La « Trois » était en même temps la cloche du glas
avec laquelle on sonnait « le Tocsin ». Sonner le « Tocsin », notre
père le sacristain s'en chargeait toujours lui-même.
Quand à quatre heures commençait à retentir le Sursaut ( qui tirait
« en sursaut » du sommeilles dormeurs de la petite ville), alors à la
« Trois » succédait le doux son amorti du « Salut » ; puis c'était
la « Gamine » (elle sonnait pour le catéchisme et la récitation du
rosaire) ; puis la « Onze », qui chaque jour aussi était tintée, le
plus souvent par le sacristain, parce qu'à cette heure les enfants se
trouvaient à l'école ; puis la « Douze », qui tous les jours
également avait charge de sonner midi; puis la « Petiote », que
frappait le marteau des heures; et enfin la « Grande ». Sur son timbre
lourd, nourri et portant loin, prenait fin l'annonce matinale des grands
jours de fête. Aussitôt après débutait la sonnerie de l'angélus.
Cette sonnerie retentissait encore au soir des Vigiles, et là aussi les
enfants du sacristain étaient généralement de service, tandis qu'ils
assuraient par ailleurs l'office en qualité de clercs, ou naturellement,
s'ils en avaient l'âge, de grands clercs. Bien qu'ils eussent
probablement plus souffert qu'eux (pour « sonné » en Souabe) ils
n'étaient pas du nombre des sonneurs qui formaient un corps spécial
parmi les enfants. En plus des sept cloches déjà nommées, pendait
encore, au-dessus du dernier escalier menant au clocher, la « clochette
d'argent de la messe » dont la corde mince dévalait le long de la tour
jusqu'à l'entrée de la sacristie. Avec cette clochette, le sacristain,
au moment de la consécration, donnait au sonneur là-haut, dans la
tour, le "signal " du début et de l'arrêt de la sonnerie. Ce
que les enfants du sacristain ne manquaient jamais était l'appel à la
crécelle. Quand du Jeudi Saint jusqu'au soir du Samedi Saint se taisaient
les cloches, les crécelles entraient en jeu pour l'appel à l'office et
pour les prières. Une rangée de claquets de bois, mise en mouvement par
une manivelle, percutait du bois dur et faisait un bruit accordé aux
jours amers de la Semaine Sainte. On crécellait sur la « balustrade »
(.), en sorte qu'aux quatre coins, à commencer par celui face à la
Mairie, les « crécelles » étaient mises en mouvement, c'est-à-dire
alternativement actionnées par chacun des enfants. En ce temps-là, le
printemps s'éveillait déjà sur la campagne et d'étranges attentes
sourdes s'éloignaient en rêve de la tour à la rencontre de
l'été.
retour haut page
Note. Auf das « Gätter », de das « Gatter »,
das « Gitter » : le treillis. Heidegger désigne ici une balustrade en
fer treillagé qui se trouve au sommet de la tour (N.D.T .) |
Pourquoi restons-nous en
province ?
Au flanc d'une
pente raide, en haut d'une large vallée de montagne située au sud de
la Forêt-Noire, se trouve à 1 150 mètres d'altitude un petit chalet de
ski. En plan, il mesure 6 mètres sur 7. Un toit peu élevé recouvre
trois espaces: la cuisine, où se déroule aussi la vie journalière, le
lieu où dormir et un petit endroit pour travailler. Le fond de la vallée
est étroit; c'est là que sont disséminées, au bas d'une contre-pente
tout aussi raide, les fermes larges et longues sur le sol, avec leur grand
toit qui dépasse. Tout au long de la pente, les prairies et herbages
remontent jusqu'à la forêt et ses vieux sapins, aussi hauts que sombres.
Au-dessus de tout, l'immobilité d'un pur ciel d'été, dans l'étendue
rayonnante duquel deux autours montent peu à peu en décrivant d'amples
spirales. Voilà le monde où je travaille -tel qu'il apparaît aux yeux
d'un spectateur, ceux d'un invité ou d'un estivant.
Moi- même, je ne me comporte pour ainsi dire
jamais en spectateur vis-à-vis du paysage. Je fais l'expérience de ses
variations, celles qui ont lieu chaque heure, nuit et jour, au sein de la
grande montée et descente des saisons. Le poids des montagnes et la
dureté de leurs roches primitives; la croissance posée des sapins; le
lumineux, le modeste faste des prairies en fleur; le bruissement du
ruisseau de montagne dans la vaste nuit d'automne; la stricte simplicité
des étendues recouvertes d'une profonde couche de neige -tout cela se
glisse ou bien s'impose, en tout cas rythme toute l'existence, jour après
jour, là-haut.
Et cela, une fois encore, non lors d'instants
voulus, ceux où un « connaisseur» s'abîme volontiers pour se mettre
artificiellement en état de « sentir» ces choses, mais au contraire
uniquement lorsque votre propre existence se trouve en plein travail.
C'est le travail, lui seul, qui ouvre l'espace pour cette réalité d'en
haut. Le cours du travail reste immergé au sein de tout ce qui arrive
dans la contrée. Lorsque dans la profonde nuit d'hiver une tempête de
neige se déchaîne et fait rage autour du chalet qu'elle ébranle, que
tout se couvre et est enseveli, alors il est grand temps de philosopher.
Poser les questions doit alors devenir quelque chose de simple et
d'essentiel. L'élaboration de chaque pensée ne peut plus se faire que de
façon tranchante et aiguë. La peine pour donner son empreinte à la
parole est comme la résistance des grands sapins à la tempête. Et le
travail philosophique a lieu non pas comme l'occupation marginale d'un
drôle d'individu. Il vient prendre sa place en plein milieu du travail
des paysans. Quand le fils de la ferme remonte péniblement la pente en
poussant la lourde luge à cornes recourbées et, dès qu'y est empilé le
haut chargement de bûches de hêtre, la ramène après une descente
périlleuse jusqu'à bon port; quand le berger, à pas lents et songeurs,
fait remonter la pente à son troupeau; quand le paysan, dans la salle,
taille comme il faut les innombrables bardeaux pour son toit -eh bien, mon
propre travail est tout à fait du même genre. C'est là que prend
racine, par rapport aux paysans, le sentiment très direct d'être des
leurs. L 'homme de la ville est persuadé qu'il vient « se mêler au
peuple» sitôt qu'il s'abaisse à s'entretenir un peu longuement avec un
paysan. Quand, à l'heure où cesse le travail, le soir, je suis assis
avec les paysans sur la banquette du poêle, ou bien à la table, au coin
du Bon Dieu , la plupart du temps nous n'échangeons pas un seul mot. Nous
fumons en silence nos pipes. De temps à autre, il peut arriver que tombe
un mot, par exemple: que le travail au bois tire à présent sur sa fin en
forêt; que la nuit dernière la martre a fait irruption dans le
poulailler; que demain, très probablement, telle vache va vêler; que le
fermier du Replat 56, un coup de sang l'a frappé ; que le temps ne va pas
tarder à « tourner ». Sentir ainsi son travail intimement lié à la
Forêt-Noire et à ceux qui l'habitent
ne peut venir que d'un enracinement séculaire
dont rien ne peut tenir lieu, l'enracinement Souabe et alémanique. À
passer, comme on dit,« quelques jours à la campagne », l'homme de la
ville gagne tout au plus un surcroît d'énergie. C'est tout mon travail
à moi qui se trouve porté et dirigé par le monde de ces montagnes et
des paysans qui y vivent. En ce moment, mon travail là-haut est
interrompu, parfois pour longtemps, par des négociations, des tournées
de conférences, des discussions et le métier d'enseigner, ici en bas.
Mais dès que je peux remonter, voilà que se presse et afflue, dans les
premières heures déjà de l'existence au chalet, tout le monde des
questions laissées en plan, et à la vérité tout à fait sous
l'empreinte dans laquelle je les avais quittées. Je me trouve simplement
transplanté dans le grand rythme qui est celui du travail lui-même. Et
de la loi qui, en retrait, est la sienne, je ne suis au fond pas du tout
le maître. Les citadins sont souvent surpris de me voir rester si
longtemps, si monotonément isolé parmi les paysans, au milieu des
montagnes. Mais ce n'est pas être isolé! Il s'agit bien plutôt de
solitude. Dans les grandes villes, l'être humain peut à la vérité
facilement être isolé à un point qu'il n'est guère possible
d'atteindre ailleurs. Mais il ne peut jamais y être seul. Car la solitude
a cette puissance qui n'est qu'à elle, celle de ne pas nous isoler, mais
au contraire de libérer l'existence entière en la lançant au sein de
l'ampleur toute proche que déploie l'essence de toutes choses. Dehors, on
peut devenir en un tournemain, par le moyen des journaux et périodiques,
une « célébrité ». Voilà qui reste le chemin le plus sûr où le
vouloir du meilleur aloi tombe sous la coupe des malentendus, pour sombrer
vite et complètement dans l'oubli. En revanche, la mémoire paysanne a sa
fidélité, qui est simple, sûre et sans négligence. Récemment,
là-haut, une vieille paysanne vint à mourir. Elle causait souvent et
volontiers avec moi, et déballait les vieilles histoires du village. Elle
gardait encore dans son parler vigoureux et imagé nombre de vieux mots et
toutes sortes de tournures que la jeunesse du village n'entend déjà plus
et qui se sont ainsi perdus pour la langue parlée. L'année passée
encore, cette paysanne -alors que j'étais seul au chalet pendant des
semaines -venait
Pourquoi restons-nous en province ? 153 ans. Il a
appris la proposition de Berlin en lisant le journal. Que va-t-il en dire
? Il tourne lentement le sûr regard de ses yeux clairs jusqu' à croiser
le mien. Bouche close, lèvres serrées, il pose sa main d'homme fidèle,
à qui l'on peut faire confiance, sur mon épaule et... secoue
imperceptiblement la tête. Cela veut dire, sans qu'il y ait à y revenir:
Non !
retour haut page
Document. 3 : (le plus important, car en même temps une Pensée
fondamentale se découvre à l'auditeur philosophe resté plus
naturellement avec SZ. ) : Sérénité, in Question III.
|